Au grand dam de ma mère, Elias a réussi à enrôler Habib dans ses traquenards politiques. Officiellement, Habib est allé étudier la musique en URSS, à Moscou, mais personne n’est dupe. Il y a été envoyé par le Parti communiste libanais. Soutenu par le régime soviétique, le PCL envoyait ses militants s’entraîner dans les pays de l’Est ou en URSS.
Ces jeunes étaient envoyés soit au camp d’entraînement militaire où, pendant plusieurs mois, ils s’exerçaient à la lutte armée, soit à l’école politique, à l’Université de l’Amitié des Peuples Patrice-Lumumba située à Moscou. À l’université, on les chouchoutait. À leur arrivée, on leur donnait des vêtements chauds, quatre-vingt-dix roubles par mois : ils ne voyaient que les aspects les plus séduisants de l’URSS. À côté des autres universités du pays, ces étudiants-là étaient des privilégiés. On leur enseignait le russe, l’histoire du Parti et du mouvement des travailleurs.
Dans les deux cas, les Libanais y retrouvaient des jeunes venus du monde entier, des Sud-Américains, des Africains, beaucoup d’Arabes aussi. Habib, lui, était parti pour effectuer les deux formations : la militaire et l’intellectuelle. Des mois après son arrivée, il a envoyé à ma mère une carte postale écrite en arabe qu’il a insérée dans un exemplaire russe du Petit Livre rouge.
« Ma sœur,
Je n’en pouvais plus de la faculté, j’ai fugué ! Je me suis rendu à Leningrad qui est une ville incroyablement belle, c’est presque irréel. Les places sont immenses, l’architecture des bâtiments rappelle des contes de fées. Je dois te raconter une histoire : je me suis amouraché d’une femme plus âgée que moi, Nina. On fait l’amour comme des fous, sur des tables de bureau, dans des cages d’escalier, dans des impasses. Je ne devrais pas t’écrire ça mais je crois que je commence à tomber amoureux. Je redoute ce moment où je devrai la quitter. Je l’ai rencontrée dans la rue, j’étais perdu, je cherchais le musée de l’Ermitage et depuis nous nous ne sommes plus lâchés. Elle m’a présenté à ses amis, “des peintres bien plus intéressants que ceux exposés à l’Ermitage” m’a-t-elle dit. Et en effet, ils sont incroyables ! Ce sont des artistes underground, ils exposent dans des appartements, dans des salons, dans des caves. Ces événements ne sont annoncés que par des radios étrangères et très peu de Soviétiques s’y rendent. J’ai visité l’une de ces expositions interdites organisées chez une collectionneuse, une certaine Natacha Kazarinova. Je ne sais pas comment je me souviens encore de son nom. Les gens se sont d’abord méfiés de moi car, paraît-il, beaucoup d’hommes du régime s’infiltrent dans ces événements mais Nina a vite rassuré tout le monde sur mon cas. Ces artistes se font appeler “Les Peintres mendiants”. Ils vivent de presque rien, ils sont constamment traqués. L’un d’entre eux dont je ne me souviens plus du prénom m’a raconté qu’il se faisait passer pour malade mental pour vivre librement de son art. Déclaré fou, on le laisserait libre de peindre ce qu’il veut sans qu’il ait à chercher un travail. L’État lui verse trente roubles par mois, et cela lui permet de vivre. Difficilement ! Mais de vivre. D’autres connaissent des parcours bien différents, on les interne dans des hôpitaux psychiatriques et on les gave de médicaments alors qu’ils n’ont rien. Chaque “fou” est traité différemment, c’est à n’y rien comprendre.
Hanane, ce sont des résistants, des vrais, ils résistent avec des peintures. Ils pensent que l’art fera tomber le régime soviétique qu’ils exècrent. (Imagine ma surprise !) Depuis que j’ai rencontré ces gens, je n’arrête pas de me remettre en question sur mes idéaux et sur ce que j’imaginais de l’URSS. Je n’en reviens pas qu’en l’espace de si peu de temps, mes convictions que je pensais si solides aient ainsi été ébranlées. J’ai choisi de venir étudier en URSS car je croyais en ce rêve de justice, d’égalité appelé communisme mais la réalité est bien loin de ce que j’imaginais. J’ai aussi rencontré un écrivain tout juste sorti de l’un de ces hôpitaux psychiatriques. Avec Nina, nous nous sommes rendus chez lui, il nous a montré ses livres autoédités, ses samizdats comme on les appelle ici. Il fabrique ses livres lui-même. Il nous a montré le placard en hauteur où il se cache quand la milice d’État débarque la nuit dans son immeuble. Imagine ! Le placard est aussi grand que celui au-dessus de chez nous où nous rangeons nos couvertures d’hiver.
Que vais-je raconter à Elias ? J’ai peur de sa réaction, il croit tellement en ce système. Je pourrais t’écrire pendant des heures ma sœur. Cette expérience ici, en URSS, m’a bouleversé et me bouleverse encore. Quelle est ma place sur cette terre ? Je ne sais plus. Je sais que j’aime la peau de Nina, ses lèvres et quand elle me fait rire. Tu serais jalouse d’elle, son café est exquis. Presque meilleur que le tien.
Je t’embrasse fort, tu me manques. J’aimerais te proposer de venir ici mais il fait bien trop froid pour toi. Vive la révolution ! (Mais je ne sais plus laquelle !)
Ton petit frère, Habib »